JEAN PLENT: LA VIE D’UN GUIDE
A cette époque où de riches personnes s’aventuraient dans les montagnes, les guides, tous enfants du pays, étaient les indispensables artisans de ces conquêtes. Certains, particulièrement doués et véritablement passionnés par leur montagne, permirent à leurs fidèles clients et amis de gravir et d’ouvrir des itinéraires prestigieux. Jean Plent est un de ceux-là. Il devint un des plus grands guides de son époque, égal des Gaspard, Croz, Almer, Carrel…
Il ouvrit des centaines de voies dans le massif des Alpes Maritimes, souvent de magnifiques premières comme les Aiguilles de Pelens, ces pointes de calcaire très friables, nécessitant toute la science montagnarde, le «flair» et l’art de reconnaître le meilleur passage pour en réaliser la première ascension.
Mais c’est surtout au Corno-Stella, cette montagne mythique réputée comme irréalisable, que Jean Plent fit la preuve d’une sûreté et d’une hardiesse peu communes, réussissant à franchir la barrière de dalles sans l’aide du moindre piton, escaladant les roches avec juste ses chaussures à clous, dans un passage qui était à coup sûr l’un des plus «extrêmes» des Alpes Occidentales à l’époque…
Guide simple et discret, Jean Plent était respecté et aimé de ses frères, à Chamonix, en Suisse. Il était connu et considéré.
Mademoiselle Leymarie nous rapporte avec quelle admiration les guides chamoniards Cachat et Bozon parlèrent de Jean Plent, un soir, au refuge du Goûter. Quand on connaît la discrétion avec laquelle les Chamoniards accordent leurs félicitations, on ne peut qu’apprécier doublement ! En Oisans aussi, où il avait notamment conduit à la Meije le chevalier Victor De Cessole, avec ses collègues Devouassoud et Rodier…
La carrière de Jean Plent commence très jeune. Son père, le guide Jean-Baptiste Plent, lui fait découvrir tôt la montagne. A 13 ans, il l’amène gravir le Gélas et de nombreux autres sommets. A 14 ans, il débute avec lui comme porteur.
Désormais, Jean Plent ne vivra que pour sa vie de guide, dans cette montagne qu’il aime tant. Il la parcourt en toutes saisons et, fait rare pour l’époque, surtout pour un guide, parfois en solitaire. C’est ainsi qu’il réalise la première ascension de la Cougourde (cime 4) le 27 Août 1895. Les cimes 2 et 3 de la Cougourde avaient été réalisées cinq ans auparavant par son père, conduisant le comte Jean de Zassetzky.
Une conquête significative, puisque la Cougourde avait la réputation d’être inaccessible ! Une légende d’inaccessibilité alors réduite à néant, par un personnage sans doute hors du commun…
Guide, un métier qu’il considérait comme merveilleux et qui lui offrit une vie rude, simple, mais totalement libre. Sa fille Margot Plent me rapporta avec quelle passion il aimait son métier. La seule petite déception qu’il éprouva fut de n’avoir pu former au moins un jeune pour lui succéder, le C.A.F. lui ayant refusé l’indemnité des journées nécessaires à la tâche; avec lui s’éteignit le dernier grand guide de l’époque héroïque dans les Alpes Maritimes.
Jean Plent, peu attiré par les travaux agricoles et pastoraux, vécut toute sa vie du métier de guide, à l’exception de quelques petits emplois hivernaux procurés par de riches clients monégasques. Il fut -et resta- un montagnard simple, cultivant son blé et ne disposant que d’une seule vache pour sa propre consommation de lait, laissant d’ailleurs bien souvent, l’été, l’entretien de tout cela à sa femme et ses enfants.
Grand, véritable force de la nature, Plent se caractérisait par son pas lent de montagnard: lors de sa première ascension au Corno-Stella, il fut invité à partager la table des autorités du C.A.I. venues spécialement de Turin.
Quand il traversa la salle pour se diriger vers la table, un serveur fit alors cette réflexion: «Eh bien, il ne marche pas plus vite que çà, le vainqueur du Corno-Stella ?». Et pourtant, qui aujourd’hui ferait ces «petites balades» ?…
Un jour, invité à Beuil pour un concours de ski, Plent partit tranquillement de chez lui, à Saint-Martin-Vésubie, skis sur le dos, pour se rendre à Beuil, où il participa au concours en décrochant même une médaille.
Puis, toujours à pied, il refit le chemin en sens inverse pour rentrer chez lui !
Une autre fois, se trouvant à Terme-di-Valdieri, il reçut un message lui signalant que sa fille venait d’être opérée à Monaco. Il prit congé pour quelques jours de ses clients et partit… à pied, pour Monaco, puis revint, quelques jours plus tard, toujours à pied, retrouver ses clients…
Mais Plent est aussi un homme généreux et plein d’humour. A une halte, un jour, le chevalier De Cessole, qui emporte toujours avec lui un bocal de confiture comme vivres de course, fit cette remarque à Plent, qui tartinait généreusement son pain: «Qu’est-ce que vous pouvez être gourmand !» Et Plent de répondre: «Oui, mais moi, la confiture, je la mets sur le pain. Vous, vous la mangez à la cuillère dans le pot !» Et tous deux de partir d’un franc éclat de rire…
De Cessole, propriétaire de vignes à Bellet, emportait toujours aussi avec lui une bonne bouteille de «blanc» de Bellet. Une époque simple, rude, mais où l’on ne perdait pas le savoir-vivre !..
Plent était un fantastique personnage qui aimait la vie et ses montagnes, respectueux à l’extrême de ces «cathédrales de Dieu». Le mot n’est pas trop fort pour lui qui ne foula jamais un sommet vierge comme un simple tas de cailloux, mais au contraire avec un respect infini.
Plent, au fond de sa poche, avait toujours une cravate. Avant de réussir une première, juste avant d’arriver au sommet vierge, il s’arrêtait pour mettre sa cravate, rétablir sa toilette et se présenter en véritable pèlerin au sommet: rituel, simplicité, ou amour plus sûrement…
Enfin, laissons la parole à trois de ses principaux compagnons. D’abord ses fidèles clients et amis. Le chevalier De Cessole, qui écrivit après son ascension du Corno-Stella: «Au cours de mon récit d’ascension, je me serais insuffisamment acquitté vis-à-vis des deux guides, si je ne leur témoignais d’une façon toute particulière ma satisfaction.
Entre Jean Plent et Andréa Ghigo, habitués à marcher ensemble depuis trois ans, il existait une harmonie absolue de vue et d’aptitude. Et cela ne fut pas une des moindres causes du succès de cette course décidée inopinément. Jean Plent a été merveilleux de courage et d’habileté, j’allais dire d’audace. Son mérite est d’avoir exécuté sans aucune aide la montée et la descente du Corno, à l’exception du Mauvais Pas et de la fissure inférieure, descendus forcément à la corde.
C’est donc à lui que revient la plus large part de la réussite, ainsi que le guide Ghigo s’est plu à le reconnaître avec moi. Je ne puis assez louer l’adresse de ce vaillant et hardi grimpeur.»
Louis Maubert ensuite, qui déclara au chevalier de Cessole, après la deuxième ascension du Corno: «Ce guide a dû déployer un courage surhumain pour oser affronter ce passage, alors qu’il ignorait ce qu’il trouverait au haut de cette partie de la muraille, et comment il redescendrait en cas d’insuccès».
Et lors de l’ascension directe de la muraille occidentale de la cime Nord de l’Argentera, De Cessole, dans son récit, rapporte la réflexion «à chaud» du brave Ghigo.
Après avoir franchi une cheminée très délicate, Jean Plent fit d’abord grimper De Cessole, qui après avoir lâché prise par deux fois, parvint auprès de Plent sur l’étroite plateforme.
Ghigo monta à son tour, mais tout bon grimpeur qu’il fut, il éprouvait des difficultés. «Tandis qu’il peinait dans l’escalade, nous l’entendions murmurer dans la langue provençale qui lui était familière: «Aqueù mouastre, ma coum’a fach ?» (Ce monstre-là, mais comment s’y est-il pris ?). Cet éloge à l’adresse de Jean, au moment pathétique de l’ascension, m’avait plu dans sa forme naïve, et Ghigo, parvenu à bon port, le répéta ensuite à son compagnon, avec une expression non moins laudative».
Puis, doucement, Jean Plent prit des chemins moins rudes. S’il continua d’accompagner les «Messieurs» en montagne, il le fit par des itinéraires plus classiques. Véritable encyclopédie vivante de la montagne, il partageait volontiers son savoir.
Enfin, à l’âge de 75 ans, son cœur fatigué le lâcha, et Jean Plent mourut dans son lit… «comme tout bon guide», disait Armand Charlet.